jeudi 19 novembre 2015

Les bobos du canal

[NdDuc : J'ai à mon tour demandé à Philippe la permission de partager le texte de sa belle-fille Madeleine. Merci.]

Pierre, mon fils, Madeleine et leur deux filles habitent rue Beaurepaire, dans ce quartier vivant et coloré qui a été ensanglanté vendredi, alors que certains se souhaitaient Shabbat Shalom. Ils vivent en ce moment à Houston, Texas, d'où Madeleine nous a envoyé ce texte qui reflète leur désarroi, et le nôtre, la génération de leurs parents. Un texte sensible, fort et sobre, comme j'en ai peu lus après les massacres. Elle m'a autorisé à partager. 

"Cette fois c’était pour nous. Les bobos du canal.

Des gentils, les bobos, qui feraient pas de mal à une mouche. Z’ont même pas fait le service militaire, se sont jamais battu contre personne depuis le collège. Ils élèvent la voix quand ils s’engueulent dans les dîners, mais bon. Des journalistes, des sages-femmes, des musiciens, des graphistes, des chercheurs, des profs, des médecins, des serveurs de resto, des publicitaires, des travailleurs sociaux, des avocats, des artistes, des autoentrepreneurs sur le fil. Des financiers pleins de fric, mais tellement sympas. Des riches et des moins riches. Des de toutes les couleurs, souvent athées, mais pas que. Des mélangés. D’extrême gauche, pas beaucoup, de gauche plutôt, de droite, discrètement.

Y en a beaucoup parmi nous qui ne savent pas en quoi croire ; on nous a appris que ce qui compte c’est de comprendre. Alors on a un avis sur tout. On s’est renseigné, on a lu les bons articles, on écoute la radio, les blogs qui vont bien. On sait, on a une théorie. On a un esprit critique. On se laisse pas comme ça mener par le bout du nez, nous. Non, on est conscients, on est informés. On connaissait Trevidic avant tout le monde.

Mais ça n’empêche pas d’être victime. Et là on sait plus quoi faire. Le rapport qu’on a au combat, nous, c’est celui de l’histoire. De l’observation. On sait qu’il faut chercher les racines, on sait que c’est plus compliqué que ça.

On est une génération de principes. On a défilé mille fois contre le FN, contre le SIDA, contre les attentats, pour l’école publique, la santé pour tous, la liberté, la laïcité, la tolérance. Et après ? 

On est aussi la génération de l’impuissance et du vote utile.

A quoi croyons-nous ? En notre liberté, en notre insouciance. En la tolérance. En l’amour de l’autre, quel qu’il soit, même du petit con fanatique qui lit des horreurs sur internet et qui les croit. On est pacifistes. On veut garder le droit de faire des blagues pourries parce que c’est drôle. On veut pas d’un état policier. On veut pas parquer les islamistes radicaux dans des camps. On veut pas faire la guerre.

Mais en face, ils tuent. Et il nous faut le bruit des bombes pour se rendre compte qu’on ne sait pas se défendre. Que c’est même toute l’idée. C’est la République qui nous protège, pas besoin de se salir les mains. Mais qui la fait, la République ? Est-ce qu’ils y croient vraiment, ceux de nos copains qui font de la politique dans les grands partis ?

Alors, oui, il faut plus d’école, plus de justice, plus de république, plus de démocratie, moins d’armes, plus de moyens dans les prisons, pour s’attaquer au cœur du problème, mais on fait comment face à des types avec des Kalachnikov, là, maintenant ?

Et on va voter pour qui quand il faudra retourner voter ? Contre le FN, ça c'est sûr, on le fait depuis dix ans. Mais on va voter pour qui ?

J’ai même pas pu chanter la Marseillaise hier. C’est pas l’envie qui m’en manquait, sur le plan symbolique, j’avais un drapeau à la main, et la larme à l’œil, j’étais prête. Mais chanter « qu’un sang impur abreuve nos sillons » ? Je suis pas prête pour ça. On n’a pas joué aux soldats de plomb quand on était petits. On n’a pas regardé de défilés. Nos parents, ils nous ont fait écouter Le Déserteur, et Brassens, et Renaud. Et Brel qui gueulait Au suivant. La musique qui marche au pas, cela ne nous regarde pas. Je ne me reconnais pas dans cet hymne guerrier. Je n’ai jamais voulu voir tout ça.

Alors je pleure mes illusions perdues, je me demande que dire à mes enfants, et à quelle République croire pour les cinquante prochaines années. Pour qu’au moins si on envoie des obus et des blindés quelque part, on soit fiers de ce qu’on défend. Pour défendre un projet, et pas juste le statu quo. Parce que le statu quo il nous convient à nous, mais il ne tient plus debout.

Qui va réécrire la Marseillaise ? Qui va prendre la parole pour fédérer les gens qui comprennent plein de choses mais qui ne croient plus à rien ? Qui va nous forcer à nous bouger pour une politique d’aujourd’hui ? Qui va permettre aux musulmans de France d’exister dans le monde politique ? Qui va s’occuper des enfants de la République ? Et qui va prendre toutes ces décisions de fermeté contre les racines de tout ça ? Il paraît que c’est le pétrole le nerf de la guerre, l’argent des banques, et de l’armement. L’ennemi, c’est la finance, qu’y disait… Mais pour qui bossent les plus malins de ceux qui sortent des grands écoles françaises ?

Comment peut-on changer tout ça si on veut que rien ne change ?

Je suis la première empêtrée dans toutes mes contradictions.

Je crois de tout mon cœur - je sais - que les hommes sont faits pour s’aimer et se parler, pour se faire beaux et être fiers, pour vivre ensemble la tête haute, et essayer de construire quelque chose de meilleur. Mais ils font aussi la guerre depuis la nuit des temps pour défendre leurs intérêts, et c’est vite parti, à l’intérieur d’un pays comme à l’extérieur, surtout que chacun maintenant va vouloir se défendre. On a juste refusé de voir ça.

Maintenant que le mot est sur toutes les bouches, il est temps qu’on s’écoute et qu’on s’aide pour éviter le carnage. Il faut écouter ce que disent les gens qui ne votent plus, ou qui votent pour le FN, ce que disent les musulmans en France qui se sentent maltraités et se replient sur eux-mêmes, ce que disent les nouveaux arrivants qui ne comprennent pas la laïcité. Il ne suffit pas de leur dire en leur tapant sur l’épaule qu’ils se trompent sur les conclusions, que la France c’est pas ça, ou de trouver un autre ouvrier, un autre arabe, qui, lui, pense comme il faut, pour annuler leurs propos.

J’espère, j’espère trouver quelque chose de concret en quoi croire pour construire mon pays. Je suis désespérée de constater à quel point je ne sais pas le proposer moi-même. Mais c’est dans nos mains, quelque part, non ?"

Madeleine Cavet Blanchard

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